Le pouvoir et la domination

pouvoirLa gouvernance, soit l’art et la manière de gérer, reste un concept équivoque. Pourtant, en comprendre les mécanismes et les dynamiques est fondamental pour penser le lien social, la liberté et la solidarité  au sein d’une organisation. Appréhender l’acceptation par un individu d’un rapport de force permet de conceptualiser la normalisation des comportements, l’intégration de règles et de principes moraux. De nombreux sociologues ont déjà avancé des théories sur les modes de gouvernance. Voici un aperçu des concepts clés développés par Barnard, Simon, Gouldner, Perrow, Thevenot, Crozier et Friedberg, Weber, Durkheim, Aron et Parsons:
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Pour Chester Barnard,¹ il faut comprendre les motivations et les valeurs morales des fonctionnaires pour comprendre les rapports d’autorité. Il considère que le contrôle des dirigeants s’exerce principalement par la morale, celle-ci imposant un désir de coopération et une coopération effective des acteurs. En effet, les acteurs ont intégré la supériorité de l’organisation (la suprématie de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel) qui impose une sublimation de la « personnalité individuelle » par la « personnalité organisationnelle. » Les organisations sont donc des systèmes coopératifs.
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Au contraire, pour Simon,² l’individu, à travers une rationalité limitée, s’adapte aux contraintes et objectifs de l’organisation pour satisfaire des buts personnels et donc se satisfait des solutions imposées par l’organisation. Ainsi, l’exigence de conformité crée l’uniformité des comportements. Il n’y a pas un besoin de croire en les buts de l’organisation. L’autorité impose alors la conformité à travers les sanctions. La domination s’exerce par le contrôle des choix et des décisions, en limitant « l’étendu des possibles, » la perception cognitive des acteurs.
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Gouldner ³ différencie « la bureaucratie punitive, » où l’on obéit dans son propre intérêt à des règles imposées, et « la bureaucratie représentative », où les règles sont établies par un accord entre les administrés et les dirigeants et sont justifiées techniquement puis gérées par du personnel qualifié auquel on donne volontairement son assentiment.
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Charles Perrow 4 considère que la domination des gouvernants s’impose par la force et la légitimité des règles. Le but des dirigeants n’est pas d’augmenter l’efficacité de l’organisation mais d’accumuler toujours plus de pouvoir, l’efficacité n’étant qu’un moyen, pas une fin en soi. La corruption est alors endémique au développement de larges organisations. La bureaucratie est une structure sociale particulière, fondée sur l’interdépendance des personnes « où un citoyen ne doit pas être capable de survivre par lui-même mais doit travailler pour quelqu’un d’autre ». En parallèle, il considère pourtant que la bureaucratie offre une autorité légitime, fondée sur l’expertise.
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Thevenot a une vision conventionnaliste de l’organisation, qu’il considère comme un univers pacifié. il n’y pas en son sein de mécanismes de pouvoir, les acteurs ont intégré les contraintes, internalisé le principe de domination. Thevenot s’interroge donc sur la convergence des actions pour former des conventions, et non pas sur la construction de la domination.
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crozierfriedbergPour Crozier et Friedbergles contraintes qui s’imposent aux acteurs et aux actions sont principalement liées aux caractéristiques structurelles de l’organisation. Pouvoir et organisation sont donc pour eux indissolublement liés. Pour ces auteurs, la régulation de l’organisation se fait par des jeux d’acteurs, c’est à dire les règles informelles entre acteurs, qui existent dans les interstices des règles formelles; toute contrainte est négociable et modifiable par les jeux des acteurs. La construction des règles est donc le résultat de l’autonomie, non de la contrainte. Le pouvoir n’est donc pas seulement hiérarchique ou absolu, il s’enracine dans les relations locales et contingentes que les acteurs développent pour construire les règles de leur action.
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Cependant, le pouvoir obtenu au travers des jeux stratégiques est considéré par Crozier comme illégitime, au contraire de celui des dirigeants qui provient de la hiérarchie officielle et qui est donc légitime. Pour Friedberg, chaque individu est un acteur du gouvernement de l’organisation puisqu’il dispose d’une parcelle de pouvoir, même si les relations de pouvoir sont asymétriques. Il y a interdépendance entre les acteurs, pas de réel rapports de domination.
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weberMax Weber considère que toute domination est soumise à l’assentiment des personnes. Pour lui, la contrainte est avant tout sociale car le désaveu de l’entourage est une sanction. Il y a donc une obligation d’obeissance sous peine de sanction sociale.
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Max considère que la domination correspond à la possibilité pour un dirigeant de trouver des personnes prêtes a obéir à un ordre. La puissance est la capacité de faire triompher sa volonté nonobstant les résistances rencontrées. Quant à la discipline, c’est la possibilité de rencontrer une multitude d’individu obéissant. C’est de cette volonté d’obéissance que provient la légitimité du pouvoir. Cette légitimité s’appuie sur un jugement rationnel d’ordre affectif ou de valeur. L’obéissance est rationnel.
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Dans les 3 formes pures de domination (charismatique, légal-rationnel et traditionnel), il y a toujours une optique d’efficacité pour les dominés, une évaluation de la domination. Il en résulte pour les dominants une éthique de la responsabilité, c’est à dire une force de légitimation du rapport d’obéissance qui oblige à une forme de « redevabilité » (accountability).
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Cette éthique de la responsabilité n’empêche pas le fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, derrière laquelle se profile la violence. Un système de gouvernement s’appuie donc sur le recours à la violence et sur son éthique. Tout rapport de domination est ambivalent, incluent aussi bien l’acceptation que l’obligation.
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durkheimÉmile Durkheim estime également que la contrainte et la domination sont des formes normales de rapport social. Les systèmes sociaux sont structurés par des formes de pouvoir asymétriques accompagnées de sanctions, coercitions morales, sociales et physiques qui sanctionnent une conduite condamnée ou désapprouvée. Ainsi, les acteurs se conforment aux normes. Pour Durkheim, l’obligation morale est plus forte que la peur des sanctions, elle suscite l’obligation, l’obéissance car elle a quelque chose de sacré. Les acteurs feront un effort pour ce qu’il considère comme moralement bon.
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Il y a une différence entre l’intériorisation des règles ( c’est à dire la morale) et le consensus normatif. Dans le cas de l’intériorisation des règles, les individus ne subissent plus les règles, alors que le consensus normatif s’obtient à travers la coercition des contraintes sociales. A noter que ce sont les contraintes, les règlements, les principes moraux qui permettent aux personnes de comprendre les raisons de leur conduite et donc de contrôler leurs passions et intérêts. Ainsi, la liberté est le fruit de la réglementation.
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aronRaymond Aron 9 pense que la domination efficace s’appuie autant sur les légitimités que sur les menaces. La force d’un système de domination s’appuie donc sur la capacité des dirigeants à comprendre les raisons profondes de l’obéissance des gouvernés.
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La domination ‘est jamais totale, il y a 1 dispersion de la puissance qui porte à 1 différence entre la distribution officielle de l’autorité et la répartition effective de la puissance, sauf lorsque des décisions irréversibles sont à prendre. La dispersion du pouvoir dépend des nécessités et des décisions à prendre, mais aussi comment est exercée la domination, à travers des personnes ou à travers les lois.
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Les lois ne sont donc pas uniquement répressives mais ce qui compte pour comprendre la mesure effective de la liberté, c’est la différence entre les attentes légitimes des individus et le contenu des interdits. Ce n’est pas en multipliant les entraves qu’on diminue la liberté; certains individus préfèrent d’ailleurs sacrifier une partie de leur sphère privée pour être gouverné par leurs pairs afin d’être traité en égaux et se donner une patrie. Aron effectue d’ailleurs une distinction entre « contrainte légitimée » et « contrainte obligée, » la différence étant dans la légitimation: la contrainte ne commence que lorsque l’individu perçoit et devient effectivement l’instrument d’un autre. La question est donc de savoir si l’acceptation d’une domination procède de la volonté ou de la soumission par la force ou le recours à la menace ET si les personnes qui exercent le pouvoir le détiennent effectivement grâce aux capacités et la légitimité exigées par la dimension éthique de la fonction.
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parsonsEnfin, pour Parsons, 10 les détenteurs de pouvoir s’appuient autant sur des interactions entre les acteurs que sur des commandements univoques et violents. Les acteurs sont capable d’intéprétation et d’appropriation rationelles des normes. L’acteur est influencé par les normes du système social mais possède une certaine autonomie. Ainsi, tout système social permet la cohabitation entre le choix et la contrainte. Cependant, les institutions limite les alternatives possibles.Comme le dit Courpasson,11 « dans la vision de Parsons, le système de pouvoir vient alors appuyer le système sociale pour légitimier les normes, ou pour les imposer éventuellement de force ».
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Pour Parsons, l’exercice du pouvoir obéit à des règles, qui répartissent les rôles de commandement et d’obéissance entre les membres de la collectivité. La légitimité est alors l’ensemble des des valeurs et croyances qui règlent la répartition des rôles d’obéissance ou de commandement. Le pouvoir, un phénomène de société, n’est pas seulement asservissement mais aussi interaction pour atteindre des buts collectifs, permettant la coopération plutôt que la destruction mutuelle. Il suppose une normativité des conduites et à leur intériorisation. sans quoi le pouvoir devient violence.
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¹ Barnard C. I., The Functions of the Executive, Cambridge, Mass, 1938
² Simon H A, Administrative Behavior, New York, Free Press, 1957
³ Gouldner A, Patterns of industrial bureaucracy, Glecoe, Free Press, 1964
Perrow C., Complex Organizations, A critical Essay, Mac Graw Hill, 1986

Thevenot L, Equilibre et rationnalité dans un univers complexe, Revue économique, numéro spécial, L’économie des conventions, 1989, vol. 40, n°2

 

Crozier M et Friedberg E, L’acteur et le système, Les contraintes de l’action collective, Le Seuil, 1977

 

Weber Max, Economie et Société, Paris, Plon, coll. Agora, 1995

Weber Max, Le Savant et le Politique, Paris, UGE, Coll. 10/18, 1995

Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF (éd. 1995), 1937
Aron Raymond, Etudes Politiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de sciences humaines, 1972
10 Parsons T, The structure of social action, New York, Free Press of Glencoe (traduction française , Elements pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 1955), 1949

11 Courpasson David, L’action contrainte. Organisations libérales et domination, PUF, Paris, 2000