Le pouvoir et la domination

pouvoirLa gouvernance, soit l’art et la manière de gérer, reste un concept équivoque. Pourtant, en comprendre les mécanismes et les dynamiques est fondamental pour penser le lien social, la liberté et la solidarité  au sein d’une organisation. Appréhender l’acceptation par un individu d’un rapport de force permet de conceptualiser la normalisation des comportements, l’intégration de règles et de principes moraux. De nombreux sociologues ont déjà avancé des théories sur les modes de gouvernance. Voici un aperçu des concepts clés développés par Barnard, Simon, Gouldner, Perrow, Thevenot, Crozier et Friedberg, Weber, Durkheim, Aron et Parsons:
.
Pour Chester Barnard,¹ il faut comprendre les motivations et les valeurs morales des fonctionnaires pour comprendre les rapports d’autorité. Il considère que le contrôle des dirigeants s’exerce principalement par la morale, celle-ci imposant un désir de coopération et une coopération effective des acteurs. En effet, les acteurs ont intégré la supériorité de l’organisation (la suprématie de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel) qui impose une sublimation de la « personnalité individuelle » par la « personnalité organisationnelle. » Les organisations sont donc des systèmes coopératifs.
.
Au contraire, pour Simon,² l’individu, à travers une rationalité limitée, s’adapte aux contraintes et objectifs de l’organisation pour satisfaire des buts personnels et donc se satisfait des solutions imposées par l’organisation. Ainsi, l’exigence de conformité crée l’uniformité des comportements. Il n’y a pas un besoin de croire en les buts de l’organisation. L’autorité impose alors la conformité à travers les sanctions. La domination s’exerce par le contrôle des choix et des décisions, en limitant « l’étendu des possibles, » la perception cognitive des acteurs.
.
Gouldner ³ différencie « la bureaucratie punitive, » où l’on obéit dans son propre intérêt à des règles imposées, et « la bureaucratie représentative », où les règles sont établies par un accord entre les administrés et les dirigeants et sont justifiées techniquement puis gérées par du personnel qualifié auquel on donne volontairement son assentiment.
.
Charles Perrow 4 considère que la domination des gouvernants s’impose par la force et la légitimité des règles. Le but des dirigeants n’est pas d’augmenter l’efficacité de l’organisation mais d’accumuler toujours plus de pouvoir, l’efficacité n’étant qu’un moyen, pas une fin en soi. La corruption est alors endémique au développement de larges organisations. La bureaucratie est une structure sociale particulière, fondée sur l’interdépendance des personnes « où un citoyen ne doit pas être capable de survivre par lui-même mais doit travailler pour quelqu’un d’autre ». En parallèle, il considère pourtant que la bureaucratie offre une autorité légitime, fondée sur l’expertise.
.
Thevenot a une vision conventionnaliste de l’organisation, qu’il considère comme un univers pacifié. il n’y pas en son sein de mécanismes de pouvoir, les acteurs ont intégré les contraintes, internalisé le principe de domination. Thevenot s’interroge donc sur la convergence des actions pour former des conventions, et non pas sur la construction de la domination.
.
crozierfriedbergPour Crozier et Friedbergles contraintes qui s’imposent aux acteurs et aux actions sont principalement liées aux caractéristiques structurelles de l’organisation. Pouvoir et organisation sont donc pour eux indissolublement liés. Pour ces auteurs, la régulation de l’organisation se fait par des jeux d’acteurs, c’est à dire les règles informelles entre acteurs, qui existent dans les interstices des règles formelles; toute contrainte est négociable et modifiable par les jeux des acteurs. La construction des règles est donc le résultat de l’autonomie, non de la contrainte. Le pouvoir n’est donc pas seulement hiérarchique ou absolu, il s’enracine dans les relations locales et contingentes que les acteurs développent pour construire les règles de leur action.
.
Cependant, le pouvoir obtenu au travers des jeux stratégiques est considéré par Crozier comme illégitime, au contraire de celui des dirigeants qui provient de la hiérarchie officielle et qui est donc légitime. Pour Friedberg, chaque individu est un acteur du gouvernement de l’organisation puisqu’il dispose d’une parcelle de pouvoir, même si les relations de pouvoir sont asymétriques. Il y a interdépendance entre les acteurs, pas de réel rapports de domination.
.
weberMax Weber considère que toute domination est soumise à l’assentiment des personnes. Pour lui, la contrainte est avant tout sociale car le désaveu de l’entourage est une sanction. Il y a donc une obligation d’obeissance sous peine de sanction sociale.
.
Max considère que la domination correspond à la possibilité pour un dirigeant de trouver des personnes prêtes a obéir à un ordre. La puissance est la capacité de faire triompher sa volonté nonobstant les résistances rencontrées. Quant à la discipline, c’est la possibilité de rencontrer une multitude d’individu obéissant. C’est de cette volonté d’obéissance que provient la légitimité du pouvoir. Cette légitimité s’appuie sur un jugement rationnel d’ordre affectif ou de valeur. L’obéissance est rationnel.
.
Dans les 3 formes pures de domination (charismatique, légal-rationnel et traditionnel), il y a toujours une optique d’efficacité pour les dominés, une évaluation de la domination. Il en résulte pour les dominants une éthique de la responsabilité, c’est à dire une force de légitimation du rapport d’obéissance qui oblige à une forme de « redevabilité » (accountability).
.
Cette éthique de la responsabilité n’empêche pas le fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, derrière laquelle se profile la violence. Un système de gouvernement s’appuie donc sur le recours à la violence et sur son éthique. Tout rapport de domination est ambivalent, incluent aussi bien l’acceptation que l’obligation.
.
durkheimÉmile Durkheim estime également que la contrainte et la domination sont des formes normales de rapport social. Les systèmes sociaux sont structurés par des formes de pouvoir asymétriques accompagnées de sanctions, coercitions morales, sociales et physiques qui sanctionnent une conduite condamnée ou désapprouvée. Ainsi, les acteurs se conforment aux normes. Pour Durkheim, l’obligation morale est plus forte que la peur des sanctions, elle suscite l’obligation, l’obéissance car elle a quelque chose de sacré. Les acteurs feront un effort pour ce qu’il considère comme moralement bon.
.
Il y a une différence entre l’intériorisation des règles ( c’est à dire la morale) et le consensus normatif. Dans le cas de l’intériorisation des règles, les individus ne subissent plus les règles, alors que le consensus normatif s’obtient à travers la coercition des contraintes sociales. A noter que ce sont les contraintes, les règlements, les principes moraux qui permettent aux personnes de comprendre les raisons de leur conduite et donc de contrôler leurs passions et intérêts. Ainsi, la liberté est le fruit de la réglementation.
.
aronRaymond Aron 9 pense que la domination efficace s’appuie autant sur les légitimités que sur les menaces. La force d’un système de domination s’appuie donc sur la capacité des dirigeants à comprendre les raisons profondes de l’obéissance des gouvernés.
.
La domination ‘est jamais totale, il y a 1 dispersion de la puissance qui porte à 1 différence entre la distribution officielle de l’autorité et la répartition effective de la puissance, sauf lorsque des décisions irréversibles sont à prendre. La dispersion du pouvoir dépend des nécessités et des décisions à prendre, mais aussi comment est exercée la domination, à travers des personnes ou à travers les lois.
.
Les lois ne sont donc pas uniquement répressives mais ce qui compte pour comprendre la mesure effective de la liberté, c’est la différence entre les attentes légitimes des individus et le contenu des interdits. Ce n’est pas en multipliant les entraves qu’on diminue la liberté; certains individus préfèrent d’ailleurs sacrifier une partie de leur sphère privée pour être gouverné par leurs pairs afin d’être traité en égaux et se donner une patrie. Aron effectue d’ailleurs une distinction entre « contrainte légitimée » et « contrainte obligée, » la différence étant dans la légitimation: la contrainte ne commence que lorsque l’individu perçoit et devient effectivement l’instrument d’un autre. La question est donc de savoir si l’acceptation d’une domination procède de la volonté ou de la soumission par la force ou le recours à la menace ET si les personnes qui exercent le pouvoir le détiennent effectivement grâce aux capacités et la légitimité exigées par la dimension éthique de la fonction.
.
parsonsEnfin, pour Parsons, 10 les détenteurs de pouvoir s’appuient autant sur des interactions entre les acteurs que sur des commandements univoques et violents. Les acteurs sont capable d’intéprétation et d’appropriation rationelles des normes. L’acteur est influencé par les normes du système social mais possède une certaine autonomie. Ainsi, tout système social permet la cohabitation entre le choix et la contrainte. Cependant, les institutions limite les alternatives possibles.Comme le dit Courpasson,11 « dans la vision de Parsons, le système de pouvoir vient alors appuyer le système sociale pour légitimier les normes, ou pour les imposer éventuellement de force ».
.
Pour Parsons, l’exercice du pouvoir obéit à des règles, qui répartissent les rôles de commandement et d’obéissance entre les membres de la collectivité. La légitimité est alors l’ensemble des des valeurs et croyances qui règlent la répartition des rôles d’obéissance ou de commandement. Le pouvoir, un phénomène de société, n’est pas seulement asservissement mais aussi interaction pour atteindre des buts collectifs, permettant la coopération plutôt que la destruction mutuelle. Il suppose une normativité des conduites et à leur intériorisation. sans quoi le pouvoir devient violence.
.
.
¹ Barnard C. I., The Functions of the Executive, Cambridge, Mass, 1938
² Simon H A, Administrative Behavior, New York, Free Press, 1957
³ Gouldner A, Patterns of industrial bureaucracy, Glecoe, Free Press, 1964
Perrow C., Complex Organizations, A critical Essay, Mac Graw Hill, 1986

Thevenot L, Equilibre et rationnalité dans un univers complexe, Revue économique, numéro spécial, L’économie des conventions, 1989, vol. 40, n°2

 

Crozier M et Friedberg E, L’acteur et le système, Les contraintes de l’action collective, Le Seuil, 1977

 

Weber Max, Economie et Société, Paris, Plon, coll. Agora, 1995

Weber Max, Le Savant et le Politique, Paris, UGE, Coll. 10/18, 1995

Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF (éd. 1995), 1937
Aron Raymond, Etudes Politiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de sciences humaines, 1972
10 Parsons T, The structure of social action, New York, Free Press of Glencoe (traduction française , Elements pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 1955), 1949

11 Courpasson David, L’action contrainte. Organisations libérales et domination, PUF, Paris, 2000

La démocratie de demain

Les dynamiques de l’évolution des démocraties contemporaines sont déjà aujourd’hui perceptibles dans l’émergence des médias sociaux et les actuelles désillusions politiques. Dans un avenir proche, point d’homme providentiel accaparant tous les espoirs d’un pays, point de concentration outrancière du pouvoir politique.

La force du peuple réside aujourd’hui dans sa capacité à s’organiser en réseaux, de cristalliser ses intérêts communautaires et ses revendications politiques sans organisation hiérarchique centralisée. Les corporations professionnelles, les communautés citoyennes locales ou identitaires, les classes sociales sont déjà aujourd’hui à même de défendre leur vision de la répartition des richesses communes à une nation ou un continent et cette tendance ne fera que s’accroître  L’avenir ne réside pas en l’individu mais en sa capacité de s’identifier à ses semblables et faire valoir ses droits, qu’il soit riche ou pauvre. Le futur sera communautaire, mais un communautarisme au service de l’individu car l’État doit toujours rester au service des individus et du peuple.

Le livre blanc de la défense 2013

livre blancLe nouveau livre blanc de la Défense et sécurité nationale vient de paraître. La commission chargée de sa  rédaction a été dirigée par Jean-Marie Guéhenno, un diplomate ayant été secrétaire général adjoint du département des opérations de maintien de la paix de l’ONU et assistant auprès de Kofi Annan dans la mission en Syrie. Le livre blanc de la défense et de la sécurité nationale se veut un exercice de style consensuel, qui apporte cependant une compréhension de la stratégie de défense française à qui sait lire entre les lignes. Essayons donc d’analyser les grandes lignes de ce document de 160 pages:

Les fondements de la stratégie de défense et de sécurité nationale

Tout en mettant l’accent sur l’indépendance et la souveraineté de la Nation, le livre blanc ne remet pas en cause l’engagement de la France auprès de l’OTAN ou l’Europe de la Défense, en cherchant notamment à accroître ses partenariats avec l’Allemagne et le Royaume Uni et ses autres alliés, dans le domaine militaire et les industries de défense. Il n’y a donc pas de rupture avec la politique de défense de la présidence précédente. La France considère que le rôle de l’OTAN est avant tout pour la défense collective mais conçoit également son engagement dans des opérations de gestion de crise, « dans le traitement des menaces transverses et dans des activités de sécurité collective. » Le livre blanc insiste sur la maitrise des financements et la priorisation des projets.

L’OTAN et l’Union Européenne (UE) ne sont pas considérées comme des concurrentes dans le domaine de la Défense, mais bien au contraire de nature complémentaire dans leurs opérations extérieures. Même si aucun détail n’est donné sur la nature de cette complémentarité, on peut émettre l’hypothèse d’une différenciation sur le type et la localisation des théâtres d’intervention, l’UE ayant une propension à intervenir pour la réussite de transitions politiques au Proche Orient, pour la sécurité et la paix dans le Sahel, les Balcans et le Caucase. Cependant, la France a un petit faible pour l’UE: « Le cadre européen a vocation à devenir le cadre de référence dès lors qu’il s’agit de mobiliser toute la gamme des instruments civils et militaires requis pour mettre en oeuvre une approche globale des crises. » Voyons les grandes lignes de ce projet européen.

« La France souhaite que l’UE renforce, de façon pragmatique, la réactivité et les capacités d’intervention des forces qui peuvent être mises à la disposition de la PSDC » et le rôle du service d’action extérieure de l’UE. En outre, « la France entend résolument s’engager dans l’initiative de mutualisation et de partage capacitaire (pooling and sharing) adoptée en 2010 par les ministres de la défense de l’Union européenne. » En particulier, la France (encore et toujours elle) propose que soit renforcée la cohérence des différentes politiques sectorielles actuellement mises en oeuvre par l’Union dans les domaines de la protection (terrorisme, gestion de crise, continuité d’activité, NRBC-E, cybersécurité) et du développement des technologies de sécurité.

Au niveau des Nations Unies, « La France soutient une réforme du Conseil de sécurité des Nations unies qui ferait place à de nouveaux membres permanents » soutenant la candidature de l’Inde, du Brésil, du Japon et de l’Allemagne. » A mon sens, bien que ce choix tactique tende à renforcer l’influence stratégique de l’Europe au sein de l’ONU à travers l’Allemagne, il est risqué puisqu’il limitera encore plus le consensus et la capacité d’intervention de l’ONU ainsi que le poids politique de la France dans le monde. Tout dépend des contreparties que la France peut obtenir pour son soutien..

Enfin, la France circonscrit son action extérieure à sa légitimité internationale et au principe de la « responsabilité de protéger. » Ce principe permet à la communauté internationale d’enfreindre la souveraineté d’un Etat si cet État n’est pas en mesure de protéger sa population. C’est notamment un principe cher à l’International Crisis Group, dont Mr Jean-Marie Guéhenno fait partie. En outre, le livre blanc met l’emphase sur le besoin pour la France d’inscrire son action dans le cadre des institutions et instruments de gouvernance mondiale, tout en soulignant leur faiblesse et leur inadaptation face aux nouvelles menaces, ce qui est un paradoxe. En outre, selon le livre blanc, l’intervention extérieure a trois objectifs : assurer la protection des ressortissants français à l’étranger ; défendre les intérêts stratégiques de la France et de ses partenaires et alliés ; et exercer ses responsabilités internationales.

L’état du monde et les priorités stratégiques

En ce qui concerne l’Iran, la France considère ce pays comme un danger, « qui, en violation de ses engagements internationaux et de six résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, poursuit, sans justification civile, ses activités d’enrichissement nucléaire avec pour objectif de maîtriser des capacités nucléaires militaires. » Le risque de prolifération nucléaire, lié à des problématiques régionales, reste donc une menace directe pour la France. En effet, « l’Iran dispose de missiles balistiques de portée suffisante pour atteindre le territoire de pays de l’Union européenne et de l’OTAN. Certaines de nos forces déployées en opération extérieure (Liban et Afghanistan), plusieurs de nos points d’appui et bases militaires ainsi que des pays auxquels nous sommes liés par des accords de défense (Émirats arabes unis, Qatar, Koweït, Djibouti) sont aujourd’hui à portée de frappes balistiques de courte et moyenne portées lancées par des acteurs régionaux. »

En ce qui concerne l’Asie, le rapport souligne la course aux armements et un risque d’instabilité croissant. Ce risque  de conflits potentiels entre puissances asiatiques ne menace pas la France mais elle n’en est pas moins concernée en tant qu’alliée des Etats-Unis, par sa présence dans le pacifique et l’Océan Indien et son rôle au conseil de sécurité de l’ONU.

En ce qui concerne la Russie, la France met en exergue son réarmement progressif et sa politique de puissance, tant dans le domaine militaire qu’énergétique. Les relations des pays de l’UE (et donc la France) avec la Russie sont donc ambivalentes, oscillant entre coopération militaire (à travers l’OTAN et les accords bilatéraux pour l’équipement militaire), une dépendance énergétique et des convergences (Mali, Afghanistan) et divergences géopolitiques (Syrie).

La fragilité de certains États (Yemen, Pakistan, Afghanistan, Syrie), incapables d’exercer leurs responsabilités régaliennes sur leur territoire, est une menace directe pour la France. En effet, le risque de guerre civile et de déstabilisation de la région est accru; le pays peut devenir un sanctuaire pour des groupes criminels, un espace de transit des trafics, ou une base arrière de groupes terroristes permettant à ceux-ci de développer leur action à grande échelle. En outre, la globalisation a accru la porosité des frontières, augmentant le risque de menace directe.

Le risque terroriste demeure donc important et hautement probable, menaçant aussi bien les intérêts occidentaux que des conflits locaux (Nigeria, Somalie, Syrie, Irak,..). Des groupes se réclamant d’Al-Qaida disposent d’une capacité opérationnelle indépendante. Leur mode opératoire a évolué notamment dans le domaine des explosifs; les prises d’otages se sont multipliées. En outre, l’interconnexion des systèmes d’information rend les pays occidentaux vulnérables à une attaque terroriste. Certains États (ou groupuscules) développent des capacités informatiques offensives qui représentent déjà une menace directe contre des institutions, entreprises et secteurs clés pour la vie de la Nation.

Les risques naturels, sanitaires (pandémies) et technologiques sont également d’actualité, notamment dans les outre-mer où vivent 3 millions de Français. La zone Antilles-Guyane est une zone d’insécurité importante de par le risque de catastrophe naturelle et la présence de très nombreux trafics illicites transnationaux : drogue (la région est à l’origine de la moitié de la production mondiale de cocaïne), orpaillage illégal (orpaillage signifie chercher de l’or), blanchiment d’argent, immigration clandestine, pêche illégale, etc.

La méditerranée conserve une importance stratégique fondamentale pour la France. La Turquie est d’ailleurs maintenant considérée comme un allié de premier plan, ce qui est nouveau par rapport à la présidence précédente. Le Maghreb revêt pour la France une importance particulière, notamment dans le contexte instable faisant suite aux révolutions arabes, la France ayant peur d’une « dérive sécuritaire » dans certains pays. Le Sahel, de la Mauritanie à la Corne de l’Afrique, ainsi qu’une partie de l’Afrique subsaharienne sont également des zones d’intérêt prioritaire pour la France, comme l’illustre l’actuelle implication de l’hexagone dans la crise Malienne. « Huit accords de partenariat de défense (Cameroun, Centrafrique, Comores, Côte d’Ivoire, Djibouti, Gabon, Sénégal, Togo) et seize accords techniques de coopération accompagnent les États africains dans l’appropriation et la maîtrise de leur sécurité. »

La stabilité du Proche-Orient et du Golfe Arabo-Persique est également prioritaire, en raison du risque de prolifération nucléaire, des réserves énergétiques considérables de la région et son positionnement en tant que zone de transit. Dans le Golfe Arabo-persique, la France est liée par des accords de défense à trois États de la région (Émirats arabes unis, Koweït et Qatar) et a établi une base interarmées à Abu Dhabi. Un accord de coopération militaire a été signé avec Bahreïn et des relations étroites sont entretenues avec l’Arabie Saoudite.

En Asie, la France se sent concernée par la sécurité de l’océan Indien. En Asie du Sud, la sécurité de ses approvisionnements énergétiques, la lutte contre le terrorisme et la prolifération nucléaire restent une priorité stratégique. On remarque toutefois que le rôle de la France en Afghanistan n’est pas véritablement abordé dans le livre blanc. En Asie orientale, la France participe par sa coopération de défense à la sécurité de plusieurs pays de la région, notamment l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et le Vietnam.

Enfin, dans le Pacifique, la France a conclu un accord de partenariat stratégique avec l’Australie en 2012. En Amérique Latine, rappelons que la France a conclu un accord stratégique en 2006 avec le Brésil (éducatif, économique, militaire, spatial) et entends accroître la coopération de défense avec l’Argentine, le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou (sans donner de détails sur l’ampleur et le contenu de cette coopération).

La mise en oeuvre de la stratégie

Dans la mise en œuvre de la stratégie, il n’y a pas de grands changements par rapport au livre blanc de 2008. Les 5 grandes fonctions stratégiques identifiées en 2008, restent les mêmes : connaissance et anticipation, dissuasion, protection, prévention et intervention. En matière de connaissance et anticipation, un coordinateur national du renseignement, comme son nom l’indique, coordonne l’action des services de renseignement et s’assure de leur bonne coopération. Le conseil national du renseignement, qui se réunit sous la présidence du Chef de l’État, doit assurer le pilotage stratégique du renseignement. La coopération interservices a été favorisée par l’émergence d’une « communauté du renseignement », composée de six services : deux à compétence générale, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), et quatre services spécialisés, la direction du renseignement militaire (DRM), la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et le service de traitement du renseignement et d’action contre les services financiers clandestins (TRACFIN).

Le livre blanc prévoit un renforcement de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Il prévoit également une mutualisation accru avec les partenaires européens dans le domaine du renseignement d’origine spatiale. La France va également se doter de drones de moyenne altitude longue endurance (MALE) équipés de capteurs pour le renseignement et la localisation de cibles potentielles, d’avions légers de surveillance et de reconnaissance ainsi que des pods de reconnaissance de nouvelle génération. Selon moi, les Etats-Unis étant leader dans le secteur, il y a de fortes chances qu’on s’approvisionne chez eux. Le renforcement des capacités française dans le domaine cybernétique est également au programme, notamment pour la sécurité des systèmes d’information de l’État.

En terme de protection, la France considère comme une priorité la défense antimissile de théâtre et l’alerte avancée. Dans le cadre de l’Otan, elle soutient le programme de développement commun d’un système de commandement visant à coordonner les moyens concourants à la défense contre les missiles balistiques. En matière de prévention, la France s’appuiera sur des déploiements navals permanents dans une à deux zones maritimes, sur la base des Émirats arabes unis et sur plusieurs implantations en Afrique. S’agissant de l’Afrique, une conversion de ces implantations sera réalisée afin de disposer de capacités réactives et flexibles, à même de s’adapter aux réalités et besoins à venir du continent.

Les moyens de la stratégie

Venons-en maintenant à la question des moyens. « L’effort de défense de la France s’établira à 364 Md € 2013 sur la période 2014-2025, dont 179 Md € 2013 pour les années 2014 à 2019, période de la prochaine loi de programmation militaire. C’est peu.

Les forces et les moyens des forces spéciales seront accrues, tout comme les capacités de cyberdéfense. Cependant, « de l’ordre de 34 000 postes seront supprimés au sein du ministère de la Défense durant la période 2014-2019, dont plus de 10 000 étaient d’ores et déjà programmés en 2008 au titre au titre de la déflation de 54 900 postes pour la période 2009-2015. Ils porteront prioritairement sur le soutien et les administrations et services. »

Le plus choquant reste le traitement infligé aux jeunes. Le livre blanc justifie le recrutement  contractuel plutôt que le recrutement de carrière car il y a un « impératif de jeunesse » au sein des forces armées et donc « un besoin de renouvellement important des forces vives opérationnelles ». En quoi les jeunes seraient plus attirés par des contrats plutôt que des perspectives de carrière, le livre blanc ne l’explique pas. Mais la cerise sur le gâteau reste à venir: « Afin de favoriser le recrutement de jeunes dans les armées, le caractère précaire des débuts de carrière militaire doit être compensé par des opportunités de progresser dans les grades et dans les corps et par une formation enrichissante et qualifiante qui favorise la reconversion. » La gauche au pouvoir assume complètement le fait que les jeunes soient précaires, même dans l’armée, mais ce n’est pas grave puisqu’on leurs offre des formations enrichissantes (le mot est bien choisi). Quant aux possibilités de progression que le livre blanc nous fait miroiter alors que le recrutements contractuel est mis en avant, il s’agit clairement de foutage de gueule.

Malgré ces atteintes à l’intégrité de notre système de défense, le cadre opérationnel reste définit par 4 principes directeurs : 1) le maintien de l’autonomie stratégique en conservant les capacités indispensables à la défense de nos intérêts vitaux, nécessaires à la prise d’initiative dans des opérations simples et probables (commandement interarmées, renseignement et capacités de ciblage, forces spéciales, moyens de combat au contact de l’adversaire), ou liées à la capacité de peser dans une coalition afin de conserver notre indépendance (moyens de frappes précises dans la profondeur, capacité autonome à « entrer en premier » sur un théâtre d’opérations de guerre, capacité de commandement permettant d’assumer le rôle de nation cadre pour une opération interalliée de moyenne ampleur ou un rôle d’influence préservant notre souveraineté dans une action multinationale). 2) La cohérence du modèle d’armée avec les scénarios prévisibles d’engagement des forces (opérations de gestion de crise, réponse à une agression d’un pays allié, défense contre les risques liés à la mondialisation) 3) Le principe de différenciation des forces, tant dans l’équipement que dans l’entrainement ; 4) le principe de mutualisation des capacités rares et critiques au bénéfice de plusieurs missions, notamment en mettant en commun les moyens techniques du renseignement. Cette mutualisation se fera également aux niveaux européens.

Dans le cadre de la fonction stratégique de protection, les postures permanentes de sûreté terrestre, aérienne et maritime seront tenues dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui. L’engagement des armées en renfort des forces de sécurité intérieure et de sécurité civile en cas de crise majeure pourra impliquer jusqu’à 10 000 hommes des forces terrestres, ainsi que les moyens adaptés des forces navales et aériennes. Dans le domaine de la prévention, le modèle d’armée permet un déploiement naval permanent dans une à deux zones maritimes, le recours à la base des Émirats arabes unis et au prépositionnement sur plusieurs implantations en Afrique.

Dans le cadre des missions permanentes de la France et « pour garantir sa capacité de réaction autonome aux crises, la France disposera d’un échelon national d’urgence de 5 000 hommes en alerte, permettant de constituer une force interarmées de réaction immédiate (FIRI) de 2 300 hommes. Cette force sera projetable à 3 000 km du territoire national ou d’une implantation à l’étranger, dans un délai de 7 jours. Avant ce délai de 7 jours, la France reste capable de mener une action immédiate par moyens aériens. La FIRI sera composée de forces spéciales, d’un groupement terrestre interarmes de 1 500 hommes équipé d’engins blindés, d’hélicoptères, d’un groupe naval constitué autour d’un bâtiment de projection et de commandement, de 10 avions de chasse, d’avions de transport tactique, de patrouille maritime et de ravitaillement en vol, et des moyens de commandement et de contrôle associés. »

Les armées devront remplir des missions non permanentes d’intervention à l’extérieur des frontières. À ce titre, elles pourront d’abord être engagées simultanément et dans la durée dans plusieurs opérations de gestion de crise. Elles devront pouvoir mener ce type d’opérations dans la durée sur deux ou trois théâtres distincts dont un en tant que contributeur majeur. Le total des forces engagées à ce titre sur l’ensemble des théâtres sera constitué, avec les moyens de commandement et de soutien associés : – de forces spéciales et d’un soutien nécessaire à l’accomplissement des missions envisagées ; – de l’équivalent d’une brigade interarmes représentant 6 000 à 7 000 hommes des forces terrestres, équipés principalement avec des engins blindés à roues, des chars médians, des moyens d’appui feu et d’organisation du terrain, des hélicoptères d’attaque et de manoeuvre ; – d’une frégate, d’un groupe bâtiment de projection et de commandement et d’un sous-marin nucléaire d’attaque en fonction des circonstances ;- d’une douzaine d’avions de chasse, répartis sur les théâtres d’engagement.

Enfin, les armées devront être capables de mener en coalition, sur un théâtre d’engagement unique, une opération à dominante de coercition, dans un contexte de combats de haute intensité. La France pourra engager dans ce cadre, avec les moyens de commandement et de soutien associés :- des forces spéciales ;- jusqu’à deux brigades interarmes représentant environ 15 000 hommes des forces terrestres, susceptibles d’être renforcées par des brigades alliées pour constituer une division de type OTAN, dont la France pourra assurer le commandement ;- jusqu’à 45 avions de chasse incluant les avions de l’aéronautique navale ;- le porte-avions, 2 bâtiments de projection et de commandement, un noyau clé national d’accompagnement à base de frégates, d’un sous-marin nucléaire d’attaque et d’avions de patrouille maritime. La permanence de cette capacité aéronavale pourra s’inscrire dans le cadre de la force intégrée franco-britannique prévue par les Accords de Lancaster House.

A noter une initiative intéressante dans la gestion des crises, il s’agit de la volonté de coordonner et de renforcer des capacités interministérielles et de renforcer l’action civile sur le terrain. De même dans l’élaboration d’une analyse globale de tous les risques et de tous les secteurs confondus pour la sécurité nationale, l’ensemble des ministères et des organisations publiques et privées ont été sollicités. Cette analyse devrait être achevée avant fin 2014. La menace informatique y est particulièrement prise au sérieux.

Enfin, la crise économique et les réductions budgétaires menacent aujourd’hui le domaine de l’industrie française de la défense. Cette-ci regroupe plus de 4 000 entreprises, dont un nombre important de petites et moyennes entreprises, qui réalisent un chiffre d’affaires global de 15 milliards d’euros et emploient de l’ordre de 150 000 personnes, dont 20 000 hautement qualifiées. Elle exporte, selon les années, 25 % à 40 % de sa production et contribue ainsi de façon positive à la balance commerciale de notre pays. Ce sera donc un coup rude pour notre industrie. Quant à l’industrie de la sécurité, c’est un marché en pleine expansion. L’industrie française dans le domaine de la sécurité représente 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires et un nombre important d’emplois hautement qualifiés.

Conclusions personnelles

Ce livre blanc est marqué par le contexte de crise économique. Les réductions d’effectifs semblent compensées par une modernisation des moyens, une tendance déjà présente en 2008. Il n’y a pas non plus de changements stratégique majeur entre le livre blanc de 2008 et celui de 2013, ni dans la conception du rôle international de la France, ni dans sa perception de l’OTAN et et de l’UE.

Le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient étaient déjà des zones stratégiques prioritaires il y a 5 ans, elles le sont encore plus aujourd’hui suite au printemps arabe et les menaces sécuritaires accrues. La Turquie était la grande absente du livre blanc 2008 (malgré une politique française délétère par la suite), elle est aujourd’hui considérée comme un partenaire majeur de notre politique de défense. Les menaces identifiées en 2008 sont encore d’actualité aujourd’hui. Simplement la menace cybernétique semble s’accroître.

Ce qui est innovant et peut être bénéfique, c’est la volonté d’optimiser et d’unir les forces civiles et militaires, notamment en développant plus de partenariats interministériels dans la gestion des crises. Cela témoigne d’une prise de conscience que les crises actuelles sont d’origine civil-militaire et qu’une réponse globale est nécessaire. Ce qui est calamiteux, c’est cette volonté de précariser les jeunes jusque dans l’armée, la doctrine néoliberale ayant finalement réussi à contaminer toute notre structure étatique, jusque dans l’armée. Cela n’est pas une conséquence de la crise, il s’agit d’un choix délibéré, qui aurait pu être évité.